Dans la sidération de la semaine qui a suivi l’invasion russe de l’Ukraine, les autorités européennes ont annoncé une bonne nouvelle comme il y en a peu en droit de l’asile et droit de la protection internationale.
Le 2 mars 2022, la Commission européenne a proposé de mettre en œuvre les dispositions de la directive relative à la protection temporaire[1]. Le 4 mars 2022, le Conseil de l’Union européenne a pris une décision d’exécution introduisant une protection temporaire en faveur des réfugiés fuyant la guerre en Ukraine[2].
C’était une surprise juridique ! La crise ukrainienne et la venue de millions de réfugiés en direction de l’Europe appelait une réaction rapide, mais, depuis 2001, d’autres crises (par exemple : la guerre en Syrie, la chute de Kaboul) auraient pu mobiliser l’application de la protection temporaire, et n’avaient pas reçu une réponse aussi enthousiaste ou concertée.
La mise en œuvre de la protection temporaire est une première, de sorte que les acteurs quotidiens du droit de la protection internationale, du droit de l’asile, n’avaient plus qu’à lire la loi et essayer de prédire la forme que prendrait son application. Dans cette première partie, ce sont les perspectives politique et juridique générales de la protection temporaire qui seront explorées.
A) La protection temporaire, vieilles dispositions, nouvelle application
Si l’on est friand•e de lapalissades, on pourrait dire que, la protection temporaire n’ayant jamais été mise en œuvre avant le 2 mars 2022, personne n’avait jamais vu la protection temporaire à l’œuvre.
Légume d'antan peu connu fondé sur un dispositif jusqu’alors théorique, les articles et les manuels récents qui traitent de la protection temporaire avant le 2 mars 2022 sont rares.
Vincent Tchen, dans la 2ème édition de son ouvrage Le droit des étrangers, y consacre quelques paragraphes au sein de la section « Protection territoriale », tandis que, sauf erreur, Thibaut Fleury Graff et Alexis Marie ne l’ont pas mentionné au sein de la référence Droit de l’asile, 2ème édition[4][5].
Plusieurs associations ont aussi écrit des présentations de la protection temporaire, avant et après l’annonce de l’Union européenne[6][7][8][9][10].
En toute franchise, l’auteur de ces lignes n’y connaissait rien avant le 4 mars 2022.
B) Naissance balkanique de la protection temporaire
La naissance de la protection temporaire est intervenue après le constat de la disparité des dispositifs nationaux d’accueil lors d’événements provoquant « l’afflux massif » (trademark UE) de personnes déplacées.
Avant l’Ukraine, la guerre du Kosovo était déjà une guerre en Europe[13]. Elle n’était même pas la première depuis la fin de la Guerre froide, plusieurs guerres d’indépendance des nations de l'ex-Yougoslavie l’avaient précédée dès 1991[14].
Ces mêmes guerres avaient déjà conduit à la création du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). En 2001, le TPIY était déjà actif mais la crise du Kosovo allait mener, entre autres, à la mise en accusation et à l’ouverture du procès le 12 février 2002 de Slobodan Milosevic pour les crimes de guerre commis à l’encontre des Kosovares indentifiés comme « musulmans albanais »[15].
Procès de Slobodan Milosevic au TPIY
Ces crimes ainsi que la violence aveugle de la guerre ont été à l’origine d’un déplacement massif de réfugiés de guerre hors du territoire kosovare, vers les pays de l’Union européenne. L’organisation non-gouvernementale Internal Displacement Monitoring Centre a compté 1,5 millions de déplacés du fait de la guerre, en 1998 et 1999[16].
Un contexte juridique complexe préexistait à la création de la protection temporaire dès 1999, au moment de la guerre du Kosovo[17]. De nombreux pays ont ainsi mis en œuvre une forme de protection internationale, qui était temporaire, pour accueillir leur part de réfugiés.
Le chiffre estimé de la tragédie humaine est d’un million et demi de déplacés internes. Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR) avait estimé que l’Albanie abritait environ 500 000 réfugiés, l’Ancienne République yougoslave de Macédoine, environ 250 000, et même plus selon les estimations[18][19].
La France, à travers l’OFPRA, en 1999 et 2000 n’avait reçu respectivement que 2 457 et 1 986 demandes d’asile de ressortissants de l’ex-Yougoslavie, estimant que, « assez souvent » des demandeurs et demandeuses d’asile kosovar•es falsifiaient leur appartenance ethnique et leur provenance afin d’obtenir l’asile[20].
Il ne faut jamais oublier que les réfugiés fuient pour préserver leur vie, et par conséquent, atteignent d’abord les pays limitrophes, voire des régions internes. Les « crises » subies par la France n’ont absolument rien à voir avec la réalité du désastre sur place.
Néanmoins, cette crise de réfugiés, ainsi que les précédents déplacements massifs de victimes des guerres yougoslaves, ont permis le développement des mécanismes concertés de protection des réfugiés, dont les motifs fondant leur besoin de protection internationale n’étaient pas inclus dans le périmètre de la Convention de Genève de 1951.
La directive « Qualification », portant la protection subsidiaire, qui est désormais un rouage essentiel des mécanismes de protection internationale, est née en 2004, à la même époque et des mêmes mouvements.
C) Dans le CESEDA all along
Ainsi, la protection temporaire, sous sa forme européenne, a éclos de la directive n° 2001/55/CE[21].
A titre liminaire, on peut remarquer que la fonction de la protection temporaire, ou du mécanisme d’accueil dans lequel elle s’inscrit, n’est pas simplement d’accueillir les réfugiés, mais aussi de financer et partager les coûts des États en charge de l’accueil physique, comme le souligne le considérant 20 introduisant la directive.
i. Sur le déclenchement hypothétique de la protection temporaire
Dès son titre et dans ses considérants, la directive de 2001 consacre le concept « d’afflux massif de personnes déplacées », sans définir un seuil déclencheur. L’article 2, d) feint de définir le terme, en affirmant qu’un « afflux massif » est constitué par « l’arrivée […] d’un nombre important de personnes déplacées ».
Néanmoins, l’intention y est, la définition large permet aussi, théoriquement, l’arrivée organisée ou spontanée de déplacés, de n’importe quel point du monde. On peut même noter qu’aucune référence n’est faite à l’événement qui a provoqué le déplacement, le détachant de la notion de conflit ou de violence aveugle qui caractérisent notamment l’octroi de la protection subsidiaire au titre de l’article L. 512-1, 3° du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA[22]).
On pourrait s’en moquer, mais l’article 5 de la directive conditionne la mise en œuvre de la protection temporaire à la simple « existence » d’un « afflux massif de personnes déplacées. Aux termes de l’article 5, la Commission est en charge de proposer au Conseil de l’Union européenne de constater l’existence de l’afflux. Un Etat membre peut également proposer ce constat.
En théorie, une catastrophe climatique ou une famine pourraient également engendrer un afflux massif de déplacés tel qu’il justifierait l’application de la protection temporaire.
International Crisis Group, « How Climate Change Fuels Deadly Conflict », globalclimate.crisisgroup.org
L’esprit qui a présidé à la rédaction de la directive se rappelait, bien entendu, les conflits yougoslaves qui ont chassé les victimes loin de chez elles ; or, même un événement de l’ampleur de la chute de Kaboul n’avait pas réussi à conduire à l’activation de la protection subsidiaire avant mars 2022.
Bien que la protection temporaire n’ait jamais été mise en œuvre avant, le Parlement européen avait déjà exposé sa conviction, dans une résolution du 12 avril 2016, que la directive de 2001 aurait déjà dû être appliquée en faveur des réfugiés syriens à la date de l’adoption de la résolution[23]. Le Parlement n’a toutefois pas le pouvoir de l’activer lui-même.
La protection temporaire n’avait alors pas été appliquée, les représentants de la Pologne et la Hongrie, ainsi que ceux d’autres pays avaient refusé de voter sa mise en œuvre en faveur des déplacés de Syrie.
La guerre en Syrie avait provoqué, en 2016, le déplacement forcé de la majorité de la population. L’UNHCR avait dénombré 12 millions de réfugiés, l’Allemagne en 2016 recevait 375 100 Syriens, la moitié environ de sa population totale de réfugiés[24].
Aujourd’hui, l’UNHCR a dénombré plus de 3,8 millions de déplacés en Ukraine. Au 27 mars 2022, la Pologne en accueillait plus de 2,2 millions, la Roumanie près de 587 000, la Hongrie près de 350 000 et la Slovaquie plus de 272 000[25].
UNHCR Data Portal – Ukraine Refugee Situation
ii. La protection temporaire en droit français
Comme chacun sait, les directives doivent être transposées. Ainsi, en droit français, les dispositions relatives à la protection sont contenues dans le Titre VIII du CESEDA intitulé « Autres Protections internationales », ce qui en dit long sur la cote de son activation, sachant que le CESEDA a été renuméroté en 2021.
Les dispositions contenues dans les articles L. 581-1 et s. du CESEDA font référence textuelle à la directive de 2001[26].
En particulier, l’article L. 581-2 cite simplement que :
« Le bénéfice du régime de la protection temporaire est ouvert aux étrangers selon les modalités déterminées par la décision du Conseil de l'Union européenne mentionnée à l'article 5 de la directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001, définissant les groupes spécifiques de personnes auxquelles s'applique la protection temporaire, fixant la date à laquelle la protection temporaire entrera en vigueur et contenant notamment les informations communiquées par les États membres de l'Union européenne concernant leurs capacités d'accueil. »[27]
Pour terminer, l’article L. 581-3 se réfère à la décision du Conseil en ce qui concerne les conditions de la fin de la protection temporaire.
iii. Durée et fin de la protection temporaire en droit français
La fin de la protection temporaire intervient, en principe, un an après son activation. Elle est prorogeable automatiquement par période de six mois, pour une durée d’un an. Par décision du Conseil, elle peut être maintenue par période d’un an, jusqu’à trois ans.
Les dispositions européennes et françaises ne mentionnent pas de cause entraînant la fin de la protection. L’article 4 de la directive évoque simplement la possibilité qu’il « subsiste des raisons de maintenir la protection temporaire », au-delà de l’année de prorogation.
L’article L. 581-3 du CESEDA ajoute, cependant, que : "Le bénéfice de la protection temporaire est accordé pour une période d'un an renouvelable dans la limite maximale de trois années. ».
Aux termes du même article, le « document provisoire de séjour » est renouvelé tant que la protection temporaire est en vigueur.
La non-définition de « l’afflux massif » pose aussi une question intéressante concernant la fin de la protection temporaire. Du fait de la nouveauté de sa mise en œuvre, la pratique concernant la terminaison de la mesure est encore indéfinie.
Ainsi, un « afflux massif » demeure une notion incertaine. La notion peut signifier qu’un « afflux massif » perdure dans le temps, justifiant le maintien de la protection temporaire, mais elle peut aussi ne constituer qu’une simple date dans la chronologie de la crise, fixée par le constat émis par le Conseil de l’Union européenne et dont une nouvelle décision conduirait à constater sa fin, soit parce que l’afflux a cessé, soit parce qu’il n’est plus massif.
L’afflux, quantitativement, pourrait n’être que le constat d’un grand nombre de personnes déplacées hors du territoire en crise. Or, dans ce cas, la durée de la protection temporaire, limitée à trois années d’activation, ne couvrirait peut-être pas la durée réelle de la crise ou des déplacements forcés. En décembre 2002, soit trois années après la fin de la guerre, l’International Crisis Group a constaté que la situation au Kosovo ne permettait pas le retour des personnes déplacées, relevant moins de 6 000 retours sur 230 000 déplacés[28]. L’UNHCR, en 2017, a dénombré encore 90 000 personnes déplacées dans la région, du fait de la guerre et encore en attente de solutions[29].
Le 10 octobre 2023, la commissaire aux Affaires intérieures de la Comission européenne, Ylva Johansson, a annoncé la prolongation de la protection temporaire offerte aux réfugiés de la guerre en Ukraine jusqu’en mars 2024 avec la possibilité de prolonger à nouveau sa péremption jusqu’en mars 2025[30]. La mise en œuvre réussie de la protection temporaire en Europe a fait écho à des mécanismes de protection temporaire qui ont récemment répondu à d’autres crises, notamment la protection temporaire offerte aux Vénézuéliens à travers l’Amérique du Sud ou celle offerte par la Turquie aux Syriens à partir de 2012[31]. Son appartenance au champ de la protection des droits humains doit être rappelée, en ce qu’elle permet, avec efficacité, de limiter les graves atteintes qu’ont nécessairement subies les déplacés. Non seulement leur sécurité a été mise en péril, mais de nombreux droits civiques et sociaux, tels que le droit de participer à la vie politique et publique, le droit à une vie privée et familiale, le droit à la santé ou le droit à l’éducation leur ont été retirés, par des acteurs de persécution ou par les circonstances de leur fuite. Elle rappelle aussi l’aspect profondément politique de la reconnaissance de la protection internationale et la capacité réelle et concrète des États à mettre en œuvre des dispositifs humanitaires et juridiques lorsque des vies sont en jeu.
[1] Commission européenne, « Ukraine : la Commission propose une protection temporaire pour les personnes fuyant la guerre en Ukraine, et des lignes directrices concernant les vérifications aux frontières », ec.europa.eu, 2 mars 2022 [2] Conseil de l’Union européenne, Décision d’exécution (UE) 2022/382 du Conseil du 4 mars 2022 constatant l’existence d’un afflux massif de personnes déplacées en provenance d’Ukraine, au sens de l’article 5 de la directive 2001/55/CE, et ayant pour effet d’introduire une protection temporaire, in JOUE, 4 mars 2022 [3] CNDA GF, 15 juin 2021, M. S, n° 20029676 R [4] TCHEN V., Droit des étrangers, éd. LexisNexis, coll. Manuel, 2ème édition, 2022 Paris [5] FLEURY-GRAFF T., MARIE A., Droit de l’asile, ed. PUF, avril 2019, Paris [6] Adate, « La protection temporaire », info-droits-étrangers.org [7] France Terre d’Asile, « Guerre en Ukraine : que contient la directive sur la protection temporaire de 2001 ? », France-terre-asile.org [8] La Cimade, « Informations pratiques pour les personnes en provenance d’Ukraine et arrivées en France », lacimade.org, 23 mars 2022 [9] Vues d’Europe, « Guerre en Ukraine : que contient la directive sur la protection temporaire de 2001 ? », vuesdeurope.eu, 4 mars 2022 [10] Amnesty International, « Qu’est-ce que la « protection temporaire » accordée aux personnes fuyant l’Ukraine ? », amnesty.fr, 4 mars 2022 [11] The Borgen Project, « Top 10 Facts about the Kosovo War », borgenproject.org, 20 avril 2017 [12] BBC, « Kosovo profile – Timeline », bbc.com, 23 juillet 2019 [13] Institut national de l’audivisuel, « Origine crise Kosovo », extrait du journal de France 2 du 24 mars 1999, publié sur Youtube par «INA Histoire » le 16 juillet 2012 [14] Balkan Transitional Justice, balkaninsight.com : site d’information sur les guerres balkaniques modernes [15] TPIY, « Le procès Milosevic – le dossier de l’Accusation », icty.org [16] IDMC, Kosovo – Displacement associated with Conflict and Violence, internal-displacement.org, 2020 [17] CROZET A., « L’accueil des Kosovars dans l’Union européenne : Éviter l’application de la Convention de Genève ? », in Plein droit n° 44, « Asile(s) degré zéro), décembre 1999, reproduit sur le site du GISTI [18] UNHCR, The Kosovo refugee crisis, n° EPAU/2000/001, février 2000 [19] Conseil de l’Europe, Economic and social rights for forcibly displaced persons during the conflicts in former Yugoslavia, 23 juin 2017 [20] OFPRA, Rapport d’activité 2000, 2001 [21] Directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001 relative à des normes minimales pour l'octroi d'une protection temporaire en cas d'afflux massif de personnes déplacées et à des mesures tendant à assurer un équilibre entre les efforts consentis par les États membres pour accueillir ces personnes et supporter les conséquences de cet accueil [22] CESEDA, L. 512-1, 3° : « S'agissant d'un civil, une menace grave et individuelle contre sa vie ou sa personne en raison d'une violence qui peut s'étendre à des personnes sans considération de leur situation personnelle et résultant d'une situation de conflit armé interne ou international. » [23] Parlement européen, Résolution du Parlement européen du 12 avril 2016 sur la situation en Méditerranée et sur la nécessité d’une approche globale des migrations de la part de l’Union européenne, n° 2015/2095 (INI) [24] UNHCR, Global Trends – Forced displacement in 2016, unhcr.org, 19 juin 2017 [25] UNHCR, Operation Data Portal – Ukraine Refugee Situation, « Refugees fleeing Ukraine (since 24 February 2022) », data2.unhcr.org, 27 mars 2022 [26] CESEDA L. 581-1 et s. [27] CESEDA L. 581-2 [28] International Crisis Group, « Return to Uncertainty: Kosovo’s Internally Displaced and The Return Process », crisisgroup.org, 13 décembre 2002 [29] UNHCR, Displaced Persons from Kosovo in the Region – A Re-Assessment of Interest to Return, 14 septembre 2017
[30] France TV Info, « Union européenne : la protection temporaire pour les réfugiés ukrainiens prolongée « au moins jusqu’en mars 2024 », francetvinfo.fr, 10 octobre 2022 [31] CASTRO A., IFRI , La protection temporaire dans le monde – Une réponse ordinaire à des situations d’exil exceptionnelles, février 2023
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