La Der' des Ders'
Dans une horreur aphone, la Der’ des Ders’ se joue au Soudan, un pays de 47 millions d’habitants, au carrefour des pays arabes, de la Corne de l’Afrique et de l’Afrique centrale.
Depuis le 15 avril 2023, les deux forces armées principales ont dévasté le pays. Les Rapid Support Forces (RSF) sous le commandement du général Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemedti » ont lancé l’assaut sur Khartoum, la capitale, défendue par les forces armées régulières sous le commandement du général Abdel Fattah al-Burhan. La guerre s'est rapidement étendue à travers tout l'ouest et le sud du pays, rayonnant même vers l'Est en fonction des fluctuations du front.
Au 24 juin 2024, entre 9 et 12 millions de personnes ont été déplacées de force par le conflit[1][2]. En comparaison, en vingt ans de guerre en Afghanistan, un pays de taille similaire, il y a eu environ 6 millions de déplacés de force. En un an de guerre au Soudan, entre 15 000 et 150 000 personnes ont été tuées, l’incertitude macabre du décompte souligne l’impénétrabilité du conflit. L’aide humanitaire est presque entièrement interdite d’accès, au-delà du silence et du désintérêt internationaux dans lesquels cette guerre fait rage.
Le chercheur Alex de Waal, spécialiste des questions de crises humanitaires et du Darfour, dans un entretien avec l’International Crisis Group, un institut d’analyse géopolitique, a qualifié les tactiques de guerre des RSF de nuée de sauterelles, qui pillent et désossent tous les lieux sur leur chemin. Les forces armées soudanaises interdisent l’entrée d’aide humanitaire dans les lieux tenus par les RSF et n’ont pas hésité à tapisser de bombes les quartiers de la capitale conquis par le groupe armé, en dépit de la présence de civils. Les deux forces se sont rendues coupables de massacres de civils, notamment les RSF, qui ont commis des tueries de quartiers entiers dans les villes du Darfour de personnes d’ethnies non-arabes. La plus grande famine depuis des décennies menace d’emporter des centaines de milliers de personne et parachève le risque de génocide.
Political Geography Now, "Sudan Control Map & Timeline: RSF Takes Eastern City - Jan. 2024, controlmapspolgeonow.com, 11 juin 2024
La brutalité de la guerre a conduit la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) à identifier rapidement une situation de violence aveugle d’intensité exceptionnelle à Khartoum et dans les États du Darfour, permettant donc de reconnaître le bénéfice de la protection subsidiaire aux ressortissants soudanais originaires de ces États ou contraints de passer par Khartoum pour, hypothétiquement, revenir à leur lieu de résidence habituel au Soudan[3][4][5][6][7]. Ces décisions s'ajoutent à plusieurs années de riches analyses de la situation sociale, humanitaire et politique du pays, au prise du droit de l'asile, par l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) et par la CNDA.
Les années passent, les statistiques restent
Les Soudanais constituent depuis plusieurs années l’un des contingents les plus importants des demandeurs d’asile et des réfugiés, c’est l’une des nationalités phares du droit de l’asile et du droit international humanitaire. Ces lignes s’attacheront à une analyse en droit de l’asile ; je vous recommande en parallèle les nombreux podcasts d’International Crisis Group, une organisation d’analyse géopolitique qui a tenu la chronique du pays depuis la chute d’Omar el-Bechir jusqu’à l’anniversaire de l’effondrement de la paix. Vous avez aussi le livre de Marie-José Tubiana, Une émigration non choisie, et à peu près n’importe quel article de son fils, Jérôme Tubiana. Les deux sont ce qui se rapproche le plus d’une rockstar du droit de l’asile.
Le fort taux de reconnaissance d’une protection internationale aux Soudanais devant l’OFPRA et la CNDA constitue l’un des chiffres les plus marquants.
Ci-dessous, un petit tableau récapitulatif des décisions rendues au sujet de requérants soudanais, dont on peut retenir essentiellement que le taux de protection à l’OFPRA comme à la CNDA est comparativement élevé par rapport à d’autres nationalités de l’asile aux contingents similaires.
Pour plus de clarté, le taux de protection signifie le nombre de décisions reconnaissant une protection internationale au regard du nombre de décisions totales (les autres décisions étant, en gros, des rejets de la demande d’asile). Les colonnes « CG » et « PS » indiquent le nombre de décisions reconnaissant le statut de réfugié (annoté « CG » pour Convention de Genève) et le nombre de décisions reconnaissant le bénéfice de la protection subsidiaire (annoté « PS »).
Vous pouvez trouver les rapports annuels de l’OFPRA et de la CNDA en suivant ce lien et ce lien, les chiffres suivants y étant contenus :
Année | Autorité de la décision | # de décisions par an | Taux de protection | # de CG | # de PS |
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2018 | OFPRA | 4 483 | 62,4 % | 2368 | 410 |
CNDA | 1 681 | 56,3 % | 539 | 407 | |
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2019 | OFPRA | 3 983 | 65,6 % | 2397 | 199 |
CNDA | 2 243 | 58,4 % | 714 | 613 | |
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2020 | OFPRA | * | 62,4 % | 726 | 36 |
CNDA | 1 358 | 58,4 % | 440 | 244 | |
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2021 | OFPRA | 2 078 | 62,4 % | 686 | 138 |
CNDA | 994 | 47,5 % | 344 | 138 | |
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2022 | OFPRA | 1 912 | 33,7 % | 270 | 375 |
CNDA | 1 123 | 42,9 % | 286 | 196 | |
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2023 | OFPRA | 1605 | 52 % | 332 | 502 |
CNDA | 951 | 56,6 % | 232 | 306 |
* Sauf erreur (possible), l’OFPRA n’a pas indiqué les décisions rendues au sujet des demandeurs d’asile soudanais, uniquement les demandes d’asile (1 222 demandes), au sein du rapport d’activité de l’année 2020.
A titre de comparaison, en 2023, sur 2 376 décisions (de rejet et d’admission) rendues par l’OFPRA au sujet de ressortissants russes et sur 1 055 décisions rendues par la CNDA, seules 26,77 % et 28,8% du total ont respectivement conduit à la reconnaissance d’une protection internationale. La comparaison est encore plus parlante au sujet d’autres nationalités.
Par exemple, en 2023, devant l’OFPRA, le taux de protection des ressortissants pakistanais n’atteint que 7,74 % des demandes, 8,6 % devant la CNDA.
Concernant les ressortissants maliens, le taux de protection ne s’élève qu’à 12,32 % devant l’OFPRA et 20,2 % devant la CNDA alors que le pays est en proie à un conflit interne où se sont multipliés les groupes armés djihadistes et les forces de contre-insurrection, où est intervenu un coup d’État militaire en 2021 soutenu par les mercenaires du groupe Wagner, où environ 9 femmes sur dix sont excisées et où une femme sur sept est mariée avant 15 ans, et 54 % avant 18 ans.
Tout doute levé sur une générosité irréfléchie de la part des autorités de l’asile, les statistiques protectrices reflètent la réalité brutale des régimes soudanais et des forces armées en activité. Dans un prochain article, nous ferons un tour des motifs pour lesquels les Soudanais peuvent être protégés devant l’OFPRA et la CNDA. La jurisprudence de la CNDA offre un tour rapide du sujet foisonnant que constituent les différents motifs fondant les demandes d’asile soudanaises, avant même le déclenchement de la terrible guerre qui menace d’anéantir le Soudan.
VOA, "Sudanese protesters take part in a rally against military rule on the anniversary of previous popular uprisings, in Khartoum, Sudan, April 6, 2022", voanews.com, 6 avril 2022
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