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Writer's pictureFranck Conroy

La liste des pays d’origine sûrs II – analyse d’un totem juridique


A) Débats et délibérations autour de la liste des pays d’origine sûrs


Vous vous en souviendrez en lisant le précédent article, le conseil d’administration de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) est responsable de la rédaction de la liste des pays d’origine sûrs. Il s’agit d’une délibération du conseil d’administration prescrite par la loi, qui se déverse ensuite en de longues cascades juridiques. On n’entre pourtant jamais deux fois dans le même fleuve.


Si vous suivez le lien relatif au conseil d’administration de l’OFPRA, vous trouverez ladite liste sous la forme d’un fichier PDF. Juridiquement, son existence est plus complexe.


Un projecteur du décor factice tombe devant Truman, lui donnant un nouvel indice sur la supercherie qui le concerne, extrait du film The Truman Show de Peter Weir


En premier lieu, en tant que délibération d’un conseil d’administration d’un établissement public, elle correspond à un acte administratif unilatéral, de portée réglementaire (c’est-à-dire que dans la hiérarchie juridique, ces délibérations se situent en-dessous des lois). Rien de révolutionnaire pour les publicistes, ni même pour le commun des juristes. Cependant, cela emporte comme conséquence que cette délibération peut être contestée devant la juridiction administrative, plus précisément devant le Conseil d’Etat en raison de la compétence nationale de l’OFPRA et du fait qu’il s’agit d’un établissement public qui relève administrativement de la tutelle du Ministre de l’Intérieur[1][2].


La procédure contentieuse de contestation de la liste peut être déclenchée lorsque les parties intéressées mentionnées à l’article L. 531-25 du CESEDA se voient opposer une décision de refus de modification de la liste des pays sûrs. Il s’agit de la liaison du contentieux et du recours en excès de pouvoir, une action contentieuses en exception contre les décisions illégales.


Toujours rien de révolutionnaire, mais chaque modification de la liste et chaque demande de modification de la liste s’est suivie d’un recours en excès de pouvoir. Elle a toujours donné lieu à de riches débats juridiques et géopolitiques entre les juges, l’OFPRA et les associations de défense des droits des réfugiés et des droits humains. Comme on l’a vu, même des ajouts cosmétiques au regard de la définition très large de ce qui ne constitue pas un pays sûr peut amener le juge à retirer certains pays de cette liste.


La faible altitude de la liste des pays sûrs dans l’ordonnancement juridique dissimule pourtant son impact symbolique, comme l’a relevé la rapporteure publique Sophie Roussel au sein de ses conclusions dans la décision du Conseil d’Etat du 2 juillet 2021 susmentionnée.


Les ajouts relatifs à la protection des personnes qui ne se conforment pas aux normes cis-hétérosexuelles de certains pays de la liste des pays sûrs avaient fait l’objet de débats qui ont révélé l’intention et la perception qui étaient celles des parlementaires ayant discuté la loi du 10 septembre 2018.


Ainsi des députés de La République en Marche (LaRem) et du Mouvement Démocrate et apparentés (MoDem), qui ont promu cet ajout sur le fondement de la croyance erronée selon laquelle l’orientation sexuelle n’était pas comprise parmi les persécutions qui pouvaient donner droit à la reconnaissance du statut de réfugié[3] :


 

M. Matthieu Orphelin : Est-ce que la France peut qualifier de sûr un pays qui pénalise ou criminalise l’homosexualité ? Jusqu’à aujourd’hui, la réponse était oui. Grâce à l’amendement adopté en commission, désormais, ce ne sera plus possible. Je voulais souligner cette avancée, très importante, du texte. J’espère qu’il y aura un scrutin public, à l’issue de l’examen de l’article 5, de sorte que l’on voie que l’ensemble des parlementaires se félicitent d’une telle avancée. Assemblée Nationale, Retranscription des débats de la séance du 19 avril 2018 – XVe législature – Session ordinaire de 2017-2018, 19 avril 2018

 

De même avec plusieurs autres remarques des députés des partis de centre-droit et de droite au sujet de cette inscription à la définition. Par ailleurs, elle révèle la notion selon laquelle l’inscription d’un pays sur la liste des pays d’origine sûrs nuit aux chances d’un demandeur d’asile de bénéficier d’une protection internationale. Cette perception a aussi fait l’objet de débats au cours de la même séance. Des députés Les Républicains se félicitaient du fait qu’elle permettait de dissuader des demandeurs d’asile provenant des pays inscrits, tandis que des députés de La France Insoumise soulignaient la superficialité de la liste, tout en étant préjudiciable aux chances des demandeurs d’asile qui auraient besoin d’une protection internationale alors qu’ils sont originaires de l’un de ces pays :



 

M. Raphaël Schellenberger L’amendement no 814 a clairement pour objectif d’exempter de la procédure accélérée les demandes d’asile de ressortissants de pays réputés sûrs. Cette proposition, qui témoigne d’une naïveté invraisemblable, est en déconnexion complète avec l’usage qui est fait du droit d’asile par de nombreux étrangers, lesquels y voient une aubaine pour obtenir des droits en France alors qu’ils ne risquent absolument rien dans les pays qu’ils ont quittés. Je rappellerai, à cet égard, l’exemple du Kosovo, précédemment évoqué par M. Ciotti, et l’évolution de la courbe des demandes d’asile selon que ce pays figurait ou non sur la liste des pays d’origine sûrs : celles-ci ont explosé lorsqu’il en est sorti et se sont effondrées lorsqu’il y a été inscrit. Cela montre bien, s’il en était besoin, que la stratégie de certains migrants « colle » à l’état de notre droit. Ceux-ci, en quelque sorte, mobilisent l’État de droit pour affaiblir un droit qui les protège. […] Mme Danièle Obono Nous soutenons cet amendement, car, contrairement à ce qu’a avancé M. Schellenberger, nous savons, comme les associations, les avocats et les agents de l’OFPRA, que la procédure accélérée dégrade les garanties d’un examen sérieux. (Exclamations sur quelques bancs du groupe LR.) Il ne s’agit donc pas de s’imaginer à la place des gens qui sont en première ligne, puisque nous avons leurs témoignages, y compris à travers les auditions que nous avons menées. […] M. Ugo Bernalicis En ce qui concerne les pays sûrs, nous nous accommoderons d’un petit amendement de repli. Pour finir, permettez-moi de vous signaler qu’en Allemagne, il n’existe aucun délai ; pourtant, les demandes d’asile y sont examinées plus rapidement que chez nous. Aucun délai n’est en effet prévu outre-Rhin dans le cadre d’une procédure accélérée, sauf pour les pays sûrs. Nous en rediscuterons tout à l’heure. Assemblée Nationale, Retranscription des débats de la séance du 19 avril 2018 – XVe législature – Session ordinaire de 2017-2018, 19 avril 2018

 

Le débat parlementaire qui a entouré cette modification a également été relevé par Madame Sophie Roussel, révélant l’intention du législateur alors qu’en droit, le placement en procédure accélérée des ressortissants d’un pays d’origine sûr demeure la seule conséquence de l’inscription d’un pays sur cette liste.


Incidemment, une décision du Conseil d’Etat du 19 novembre 2021 prise en section du contentieux sur la même affaire a introduit une nouveauté dans l’office du juge de l’excès de pouvoir. Ce dernier devait examiner la légalité d’un acte administratif au regard de l’état du droit dans lequel il a été pris. Toutefois, subsidiairement, il peut abroger cet acte s’il appert qu’il est devenu illégal par la suite, en raison de circonstances de fait ou de droit intervenues postérieurement à son édiction[4].



B) La liste des pays d’origine sûrs, un concept aux multiples textures


Les plis et replis de la liste des pays d’origine sûrs trahissent ainsi la densité inattendue d’un objet juridique pourtant faible en hiérarchie et en portée normative. Ils rappellent ainsi les théories des normes de droit souple[5][6].


Ainsi, en deuxième lieu, l’aspect déclaratif de la liste des pays d’origine sûrs rapproche la liste d’une norme de droit souple, dans la mesure où le classement d’un pays comme « pays d’origine sûr » dépasse les simples applications procédurales qui découlent de la lecture de la liste. On aperçoit notamment de multiples « textures du droit », un concept exploré par Dr. Catherine Thibierge qui interroge la normativité et la contrainte au sein des règles de droit et des normes de droit souple[7]. La liste des pays d’origine sûrs constituerait une entame déclarative, sans normativité par elle-même, qui ne sert qu’à déclencher le placement en procédure accéléré, une procédure qui, quant à elle, dépend de règles autrement plus classiques.


Rappelons-nous aussi que dans son étude annuelle de 2013, le Conseil d’Etat avait évoqué « l’ombre portée de la sanction » pour décrire les effets, parfois indirects, les moins flexibles d’une norme de droit souple[8].


En l’occurrence, il s‘agit du déclenchement de la procédure accélérée à l’égard des ressortissants de ces pays qui demandent l’asile. Comme point de départ, partons du constat de la rapporteure publique de la décision du Conseil d’Etat du 2 juillet 2021, selon laquelle le classement en procédure accélérée emporte comme seule conséquence un raccourcissement des délais offerts à l’OFPRA et à la CNDA pour traiter et juger un dossier. La procédure accélérée n’emporte pas de conséquences écrites automatiques sur l’issue d’un dossier devant la CNDA. En faisant abstraction de la nationalité, les dossiers passant en procédure accélérée ne sont pas nécessairement désavantagés, d’autant que d’autres motifs peuvent conduire les autorités françaises à placer le dossier en procédure accélérée que celui de la provenance d’un pays d’origine sûr.


En amont, l’OFPRA doit statuer en quinze jours à compter de l’introduction de la demande au titre de l’article R. 531-23 du CESEDA. Terms and conditions may apply, l’OFPRA n’encourt aucune sanction explicite si ce délai n’est pas respecté et dans les faits, le délai de quinze jours n’est pas systématiquement tenu. En 2022, le délai moyen d’instruction d’un dossier devant l’OFPRA était de 5,3 mois, tandis que 42 % des demandes d’asile introduites étaient classées en procédure accélérée[9]. Selon le Rapport d’activité 2022 de l’administration, le Gouvernement avait fixé comme objectif principal l’accélération des délais d’instruction[10].


En aval, le placement d’une demande en procédure accélérée réduit le délai au cours duquel la CNDA doit se prononcer à compter de sa saisine contre une décision de rejet de l’OFPRA. À la place d’un délai de cinq mois, c’est un délai de cinq semaines qui est imposé à la juridiction, aux termes de l’article L. 532-6 du CESEDA. D’une brièveté fulgurante, le respect de ce délai souffre tout autant de nombreuses exceptions.


De fait et de manière quelque peu comique, le délai moyen de traitement des recours placés en procédure accélérée était de cinq mois et huit jours en 2022. En comparaison, le délai de traitement des recours en procédure normale était de six mois et seize jours devant la CNDA en 2022[11]. Dans les faits, le placement en procédure accélérée ne permet pas de traiter un dossier plus rapidement que s'il était placé en procédure normale.


Truman essaie en vain de quitter sa ville par bus, entourés de figurants, extrait du film The Truman Show de Peter Weir


La réalité des délais devant la CNDA est affectée par un « embouteillage » des audiences en procédure accélérée. En pratique, le délai de convocation des dossiers en audience est de deux semaines lorsqu’ils sont placés en procédure accélérée, au lieu de trente jours lorsqu’ils sont demeurés en procédure normale, selon l’article R. 532-32 du CESEDA.


Partant, le dédoublement des procédures multiplie d’autant les contraintes d’organisation des audiences : les audiences ne relèvent que d’une procédure à la fois et le Service central d’enrôlement (SCE) de la CNDA doit donc jongler entre les disponibilités des différents acteurs à l’audience (juges, rapporteurs, avocats, interprètes, secrétaires…), les délais d’instruction et de convocation des dossiers, la spécialisation artificielle des chambres de la Cour, supposée, en 2020, accélérer le délai de traitement des dossiers mais qui ne constitue, en pratique, qu’une nouvelle complexification de la préparation des rôles, dont le SCE a la charge.


Comme l’a noté le Conseil d’Etat dans son avis du 1er février 2023 sur un projet de loi pour contrôler l’immigration et améliorer l’intégration, la stratification de règles découlant du nouveau projet de réforme en droit des étrangers, le huitième depuis la création du CESEDA seize ans auparavant, ne fait que compliquer la maîtrise du droit des étrangers dans un environnement juridique peu cartographié[12].


Par ailleurs, la procédure accélérée emporte également une conséquence importante devant la CNDA, elle est traitée en audience tenue en formation de jugement à juge unique aux termes de l’article L. 532-6 du CESEDA, selon les modalités de l’article L. 131-3 du même code. Les présidents des formations de jugement et le président de la CNDA peuvent renvoyer une affaire devant une formation de jugement collégiale en fonction de la difficulté de l’affaire ou si elle ne relevait pas de la procédure accélérée.


Pour rappel, une audience en formation de jugement collégiale, tenue selon les dispositions des articles susmentionnés, comprend un président de la formation de jugement, magistrat•e en activité ou honoraire issu de l’un des trois ordres juridiques (judiciaire, administratif ou financier), une personnalité nommée par le Conseil d’Etat et une personnalité proposée par le HCR et approuvée par le Conseil d’Etat en raison toutes deux de leurs compétences juridiques ou géopolitiques.


Plus que le raccourcissement des délais, il s’agit de l’impact le plus visible de l’inscription sur la liste des pays d’origine sûrs et de la procédure accélérée sur le procès d’une affaire. Un cinquième des décisions prises à la suite d’une audience par la CNDA l’ont été en formation d’un magistrat statuant seul[13]. Tout simplement, il s’agit d’une formation de jugement où seul siège un•e magistrat•e.


La conséquence concrète est la suivante : le ou la magistrat•e examine seul•e le dossier. Après la lecture de l’analyse du rapporteur, iel interroge et recueille seul•e les réponses d’un•e requérant•e au cours de l’audience, écoute seul•e la plaidoirie de l’avocat•e, et délibère seul•e de l’issue de l’affaire.


La délibération collégiale est un outil de promotion de la qualité des décisions de justice en France. Elle permet d’entretenir un débat entre les membres de la formation de jugement, qui ont été choisis pour leurs compétences diverses, notamment à la CNDA. Le débat permet de faire émerger une décision prise à la suite de la confrontation des opinions et des raisonnements et donc une décision plus riche et réfléchie[14]. Bruno Latour, dans son ouvrage La Fabrique du droit, décrit le va-et-vient entre acteurs d’une affaire puis entre les juges de cette affaire, en l’occurrence au Conseil d’Etat, qui permet de produire une décision de justice :


« Nous avons constamment souligné la prolifération des termes, des gestes, des comportements qui donnent l’impression que ce qui passe, ce qui circule, a bien une densité, une objectivité, une solidité qui oblige à modifier des attitudes, secouer des présupposés, changer d’avis, voire, comme dans le cas précédent, renverser la jurisprudence, et que ce mouvement difficultueux, cette lente reptation se fait en dépit d’une multitude d’oppositions et d’obstacles. Les juges ne raisonnent pas : ils sont aux prises avec un dossier qui agit sur eux, qui les presse, qui les force, qui leur fait faire quelque chose. »[15][16]


A ce titre, le site du Conseil d’Etat est parsemé d’odes à la collégialité. De nombreuses interviews de figures du Conseil d’Etat soulignent les bénéfices de la collégialité pour surmonter les difficultés d’une affaire et les hésitations (vitales) qui surviendraient face aux questions posées[17]. Au détour d’une l’interview d’une présidente de chambre de la section du contentieux du Conseil d’Etat, qui vante à son tour les bénéfices de la collégialité, vous pouvez même apercevoir Mathieu Hérondart, désormais président de la CNDA, qui illustre l’article publié sur le site de la juridiction suprême[18].


« It’s-a me, Mathieu »


La question est devenue plus prégnante au cours du débat sur la nouvelle loi de réforme du droit des étrangers, car le projet de loi immigration et intégration proposait de généraliser les audiences à juge unique et de faire des audiences collégiales la règle, au motif que cette mesure permettrait aussi d’accélérer le traitement des dossiers[19].


Par nature, le contentieux de l’asile est généralement plus complexe, en tout cas ardu, en raison des sujets traités et des enjeux de vie ou de mort qui concernent les demandeurs d’asile et les requérants. L’un des plus beaux livres écrits au sujet du droit d’asile, Le chemin des morts, de l’ancien conseiller d’Etat et grand avocat aux conseils François Sureau, atteint son point d’orgue lors d’une délibération collégiale. Or, lapalissade juridique, les garanties et les bénéfices de la collégialité disparaissent avec le juge unique.


Il s’agit d’une opinion désagréable et taboue, mais les formations en juge unique peuvent donner lieu à des jugements plus extrêmes, notamment lorsque une affaire « tombe » sur un•e magistrat•e particulièrement radical•e ou désinvolte, qui rejette en masse des affaires quelle que soit leur qualité. Les statistiques de décisions de rejet ou d’annulation par magistrat•es ne sont pas publiques ni compilées par la juridiction, mais plusieurs magistrat•es de la CNDA rappellent par leur attitude le juge Skurtys qui sévissait aux comparutions immédiates du Tribunal judiciaire de Paris[20].


La justification du recours aux procédures à juge unique tient donc au fait que certaines affaires sont suffisamment peu complexes pour ne recourir qu’à un seul juge au lieu d’une formation collégiale, ce qui permet à son tour d’accélérer le traitement des affaires, dans la lignée du recours à la procédure accélérée et à ce titre, dans la lignée de la liste des pays d’origine sûrs[21].



C) Une présomption négative sur l’issue de la demande d’asile


En troisième lieu, l’accélération des procédures préside la raison d’être de la liste des pays d’origine sûrs. L’inscription à cette liste présume qu’il n’y a pas de persécution, en tout cas pas de persécution répétitive dans le pays étudié[22]. Par conséquent, les demandes d’asile des ressortissants de ces pays sont présumées comme ayant plus de chances d’être infondées, donc plus de chances d’être rejetées, ce qui, par suite, devrait signifier que la demande est plus rapide à traiter.


Il s’agit d’un enthymème hasardeux, car il reste à démontrer qu’une décision de rejet est plus rapide à traiter qu’une décision de reconnaissance d’une protection internationale, dans la mesure où elle est, par exemple, plus susceptible d’être contestée devant le juge.


Néanmoins, la mise en œuvre de la procédure accélérée demeure la texture la plus contraignante du droit entourant la liste des pays d’origine sûrs. En quelque sorte, la liste des pays d’origine sûrs, sous cet angle, constitue l’ombre portée d’une présomption de rejet de la demande d’asile.


L’ombre de cette présomption est plus longue qu’il n’y paraît. D’expérience, les praticiens du droit de l’asile sont au fait qu’un requérant devant la CNDA qui provient d’un pays du Caucase ou des Balkans, l’Arménie la Géorgie ou le Kosovo par exemple, est bien plus à risque de tomber dans le tri des ordonnances nouvelles et donc de subir un rejet que le ressortissant d’un pays qui n'est pas inclus dans la liste des pays d’origine sûrs. S’il y a souvent, bien entendu, des demandes infondées provenant de ces pays, tous les dossiers caucasiens ou balkaniques qui se trouvent « triés » en ordonnance ne sont pas manifestement infondés. De fait, le taux de protection en 2022 des requérants géorgiens ou albanais devant la CNDA n’est que de 2,8 % et de 6,3 % sur le total des recours enregistrés, respectivement, sachant que la moyenne de protection se situe entre 15 et 20% selon les années. Au sujet des ordonnances, le soupçon de « tri par nationalité » pèse lourd en dépit des dénégations de la CNDA devant les avocats et praticiens.




La présomption qu’emporte la liste des pays d’origine sûrs n’a donc pas seulement des conséquences visibles d’un point de vue procédural : elle entache les dossiers des ressortissants de ces pays en portant un doute sur le caractère fondé du dossier à tout niveau de la procédure. La présomption qui permet d’affirmer que sauf exception, des persécutions n’ont pas lieu dans un pays donné ne s’efface pas d’elle-même lorsque vient le moment d’aborder le fond d’un dossier.



Un voisin porte une caméra dissimulée dans une poubelle pour filmer Truman, extrait de The Truman Show de Peter Weir


Cette présomption négative a été dénoncée de longue date par les ONG prenant en charge la défense des droits des réfugiés comme provoquant une rupture d’égalité de traitement et une charge déraisonnable de la preuve de la crédibilité de ses craintes de persécution en cas de retour dans son pays d’origine. Le dispositif juridique a néanmoins été validé par le Conseil constitutionnel qui, au cours du contrôle de la constitutionnalité de la loi, en 2003, n’a pas jugé que la notion de pays d’origine sûr porté par la liste du même nom méconnaissait le principe d’égalité[23][24]. De même, le Conseil d’Etat, constatant que l’OFPRA devait procéder à un examen individuel des demandes malgré l’inscription d’un pays sur la liste des pays d’origine sûrs et que les garanties procédurales encadrant la mise en œuvre du droit d’asile en France, a jugé que les associations requérantes demandaient à tort l’annulation de la décision de 2005 de l’OFPRA fixant la liste des pays d’origine sûrs[25].


En définitive, la liste des pays d’origine sûrs se situe à mi-chemin entre un totem symbolique et une norme de droit souple aux conséquences indirectes mais tangibles.


Ses effets sortent du déclaratif, en portant des conséquences procédurales importantes tant devant l’OFPRA que devant la CNDA. Cependant, la liste et ses conséquences replongent dans la qualification de droit souple par les sous-entendus entraînés par le classement d’un pays parmi les pays d’origine sûrs.


Elle se grandit d’un aspect solennel et assertif, aiguillant de vifs débats parlementaires et des présupposés sur les pays qui y sont inscrits, alors que, dans le système européen de l’asile, tous les États-Membres ne se sont pas dotés d’une telle liste, et à plus forte raison une liste commune des pays d’origine sûrs n’existe pas encore en dépit d’anciennes (antiennes) discussions.


Ses effets sont donc à la fois procéduraux et équivoques, loin de la tonitruance d’une liste aussi marquante.


[1] Code de justice administrative art. R311-1 2° [2] OFPRA, « Mission », ofpra.gouv.fr, 6 juillet 2023 [3] En revanche, il est vrai qu’elle n’est pas mentionnée explicitement au sein de la Convention de Genève de 1951. Les réfugiés qui bénéficient d’une protection internationale à cause du risque de persécution encouru en cas de retour dans leur pays d’origine en raison de l’orientation sexuelle ont obtenu le statut de réfugié sur le fondement de leur appartenance au groupe social des personnes homosexuelles dans leur pays d’origine, selon la définition de la Convention de Genève de 1951 du groupe social. [4] de Monterclerc, M.-C., « Un nouvel outil dans la boîte du juge de l’excès de pouvoir », Dalloz Actualités, dalloz-actualité.fr, 23 novembre 2021 [5] Conseil d’Etat, Le droit souple, Étude annuelle 2013, 2 octobre 2013 [6] Conseil d’Etat, « Le contrôle du droit souple : une vraie avancée pour les citoyens », youtube.com, 7 octobre 2021 [7] THIBIERGE C., « Le droit souple, réflexion sur les textures du droit », RTD Civ. 2003 [8] Conseil d’Etat, Le droit souple, Étude annuelle 2013, 2 octobre 2013 [9] OFPRA, Rapport d’activité 2022, 3 juillet 2023 [10] Ibid. [11] CNDA, Rapport d’activité 2022, 1er février 2023 [12] Conseil d’Etat, Ass. Gén., Avis sur un projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, n° 406543 1er février 2023 [13] CNDA, Rapport d’activité 2022, 1er février 2023 [14] WEBER A., « Le juge administratif unique, nécessaire à l'efficacité de la justice ? », Revue française d'administration publique, 2008/1 (n° 125), p. 179-196. DOI : 10.3917/rfap.125.0179 [15] LATOUR B., La Fabrique du droit – Une ethnographie du Conseil d’Etat, ed. La Découverte, 2002 [16] Christin, Angèle. “Jurys Populaires et Juges Professionnels En France. Ou Comment Approcher Le Jugement Pénal.” Genèses, no. 65, pp. 138–51. JSTOR, 2006 [17] Conseil d’Etat, « Le juge face aux questions éthique – par Jean-Marc Sauvé, Vice-Président du Conseil d’Etat », conseil-etat.fr, 29 septembre 2015 [18] Conseil d'Etat, « Juger, c’est à la fois être un rempart et un guide », conseil-etat.fr, 2020 [19] Le Monde, « Immigration : ce que contient le projet de loi », lemonde.fr, 1er février 2023 [20] Libération, « Le juge Tony Skurtys suspendu à titre provisoire des comparutions immédiates du tribunal de Paris », libération.fr, 20 juil 2023 [21] Conseil d’Etat, Ass. Gén., Avis sur un projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, n° 406543 1er février 2023 [22] Conclusions de Mme Sophie Roussel sur CE 2ème et 7ème ch., 2 juillet 2021 Association Elena et al., nos437141 ; 437142 ; 437365 [23] EuroMed Droits, AEDH, FIDH, Pays « sûrs » : un déni du droit d’asile, mai 2016 [24] CC n° 2003-485 DC du 4 décembre 2003 Loi modifiant la loi n° 52-893 du 25 juillet 1952 relative au droit d’asile [25] CE 2e et 7e sous-sections réunies, 5 avril 2006, Gisti et autres n° 284706, publié au Rec. Lebon

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