Ce deuxième article de la série de Pro Fugis sur le Soudan sera une entrée cartographique. Je vous propose une visite express de régions dont les noms, le Darfour, Khartoum ou encore le Nil bleu, résonnent aussi proches et en même temps aussi lointains que des terres fictives comme Arrakis ou Erebor. Le Soudan mérite d’être mieux mis en lumière et qu’on entende ses cris et ses aspirations.
Le Soudan
Ce deuxième article de la série de Pro Fugis sur le Soudan sera une entrée cartographique. Je vous propose une visite express de régions dont les noms, le Darfour, Khartoum ou encore le Nil bleu, résonnent aussi proches et en même temps aussi lointains que des terres fictives comme Arrakis ou Erebor. Le Soudan mérite d’être mieux mis en lumière et qu’on entende ses cris et ses aspirations.
Vous avez sans doute entendu parler de plusieurs de ces guerres lointaines et des images qu’on s’en fait : le génocide du Darfour, le Soudan du Sud, Angelina Jolie (qui a tenu un journal de bord de sa venue au Darfour), des hommes en treillis, turbans et en kalashnikovs, des pick-up Toyota George Clooney, des clichés de poussière, de sable et de ciels éblouissants et de petits enfants. Ce sont des images qui ont déjà plus dix, voire vingt ans, l’histoire entière de la scission des Soudans et des rebellions de la périphérie ne rentrerait pas dans le cadre de cette analyse. Je ferai donc court.
Dès 1988, le célèbre chercheur Roland Marchal proposait une lecture entre le centre et la périphérie de l’État-nation soudanais, pour dépasser la division ethnique et religieuse entre, à l’époque, le Nord et le Sud soudanais. C’est un prisme d’analyse précieux, qui permet de lire le Soudan et ses problématiques : Khartoum par rapport au Darfour et aux régions du sud, les élites politiques centralisatrices par rapport aux pouvoirs provinciaux, les Arabes du centre et ceux des régions extérieures, les Arabes et les non-Arabes. Il s’agit d’axes qui ont déterminé depuis les rebellions du Darfour, des Two Areas (les États du Nil bleu et du Kordofan du sud) et du Soudan du Sud, jusqu’aux diverses facettes de la guerre qui a éclaté le 15 avril 2023.
Le Soudan est un pays dont la langue véhiculaire est l’arabe, dans sa variante soudanaise (qui est proche de la variante tchadienne, par exemple). Au Soudan, et notamment au Darfour, comme au Soudan du Sud, de nombreuses histoires et les cultures qui les ont portées coexistent sous une vision politique qui a fracturé le pays selon la distinction des Arabes et des non-Arabes. Il s’agit d’une distinction rustique, simpliste mais utile aux fins d’une analyse en droit de l’asile.
Ainsi, sous le gouvernement de du parti islamiste du Congrès national (National Congress Party, NCP) et la présidence d’Omar el-Bechir, les peuples du Soudan ont été hiérarchisés et leurs divisions accentuées, entre les Arabes et les non-Arabes (vous trouverez ici un résumé de la situation en 2007 par le chercheur Jérôme Tubiana, rockstar du droit d’asile et spécialiste de la région).
Le pouvoir soudanais est devenu de plus en plus brutal et raciste à l’encontre des mouvements politiques et des rebellions périphériques, dans le Darfour mais aussi dans le sud du pays, qui demandaient une meilleure part dans l’avenir du pays.
Le Soudan du Sud
A ce titre, en janvier 2011, un référendum d’autodétermination tenu dans les États du sud du Soudan a donné naissance au Soudan du Sud, un nouveau pays distinct du Soudan le 9 juillet 2011. Le Soudan du Sud est un pays dont la religion majoritaire est le christianisme, et dont les peuples ne sont pas arabes, au sens soudanais du terme. Au Soudan du Sud, les Dinka, les Nuer, les Shilluk et d’autres cultures ont conservé leurs langues aux côtés de l’arabe et de l’anglais.
La tenue du référendum a été décidée par l’accord de paix signé entre le Mouvement de libération du peuple du Soudan (Sudan People’s Liberation Movement, SPLM) dirigé par John Garang et les autorités soudanaises sous le président Omar el-Bechir. Le 9 janvier 2005, l’accord de Nairobi a mis fin à une guerre civile qui a débuté en 1983 et qui a tué deux millions de personnes en trente ans, une guerre anonyme et catastrophique comme de nombreuses guerres soudanaises.
L’avenir du Soudan du Sud a pris un autre embranchement que celui du Soudan. Une guerre civile a réinfecté le pays à partir de décembre 2013, deux ans après son indépendance et ne s’est apaisée qu’en 2018, sans pour autant que des combats et des crises n’éclatent régulièrement depuis, mais cela dépasse désormais du cadre de cet article.
Cependant, avant le 15 avril 2023 mais après la sécession du Soudan du Sud, deux États qui étaient demeurés au sein du Soudan « originel » ont continué à abriter le SPLM – Mouvement Nord, un groupe armé qui contestait par la voie des armes les autorités soudanaises. L’État du Nil bleu et du Kordofan du Sud, qui ont été surnommés « the Two Areas » ou « les Deux Zones » du fait du conflit persistant sur leurs terres malgré l’indépendance du Soudan du Sud qu’ils n’ont pas rejoint. A la suite de négociations de paix, le SPLM – Mouvement Nord s’est scindé en deux, entre le SPLM – Mouvement Nord faction al-Hilu et le Front révolutionnaire du Soudan (Sudan Revolutionary Front, SRF). Le SPLM – Mouvement Nord – Faction al-Hilu a notamment poursuivi la guerre contrairement au SRF qui s’est rangé à la paix issue des accords de paix de Juba d’octobre 2020.
Centre de fusion militaro-civile de l’OTAN, Sudan’s Southern Rebellion: The « Two Areas », 21 octobre 2012
Le Darfour
1) Qu’est-ce que le Darfour par rapport au Soudan ?
Tout d’abord, le Darfour est une grande région à l’ouest du Soudan, frontalière du Tchad. Elle est composée de cinq États (la division fédérale du pays, comme les États américains) : le Darfour du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest et le Darfour central.
« Darfour » signifie « pays des Fours », les Fours étant l’un des nombreux peuples de la région. Le « Dar Massalit », « le pays des Massalits », est aussi une entité historique et politique de la zone, tout comme l’ancien Sultanat du Darfour, un État vieux de plus de 300 ans qui chevauchait la frontière tchadienne, qui a côtoyé d’autres royaumes et sultanats fondés par des peuples darfouriens dans la région et qui a été détruit par la colonisation anglaise et française au début du XXe siècle. L’annexion du Darfour en 1916 a eu lieu dans le contexte historique de l’invasion du Soudan et des guerres mahdistes et par le régime anglo-égyptien qui s’est placé à la tête du pays.
Les structures de pouvoir politique historiques du Darfour ont été intégrées comme « native administration » sous le régime coloniale puis à l’indépendance, reconnaissant l’incontournable autonomie culturelle et politique de la région vis-à-vis de Khartoum, la capitale. Des titres propres au Darfour et une répartition coutumière du pouvoir entre différents peuples darfouriens, à travers les différentes provinces de la zone, ont intégré, bon gré mal gré, l’histoire politique du Darfour à l’administration soudanaise post-coloniale[1].
2) Les guerres du Darfour et le premier génocide à partir de 2003
Les guerres au Soudan, le génocide du Darfour sont souvent évoqués confusément. Avant le 15 avril 2023, faire référence au génocide du Darfour c’est faire référence aux conflits qui ont éclaté entre groupes rebelles locaux, composés souvent de membres des ethnies « non-arabes » du Darfour, l’armée nationale soudanaise et des mouvements de miliciens issus des ethnies « arabes » du Darfour qui ont pu ensuite être institutionnalisés au sein des Forces de Soutien Rapide (Rapid Support Forces, RSF) mais qui sont également connues sous le sobriquet de « janjawid », un mot-valise de « djinn » et « jowadan » qui signifierait « un diable monté à cheval ».
Des décennies de conflit précèdent l’attaque d’avril 2003 de la base aérienne de l’armée dans la ville d’el-Facher par l’Armée de libération du Soudan (Sudan Liberation Army, SLA), le principal groupe armé darfourien antigouvernemental aux côtés du Mouvement Justice & Égalité (Justice & Equality Movement, JEM). Toutefois, à compter de cette date, l’armée soudanaise et ses auxiliaires issus de milices arabes, les janjawids, ont conduit des massacres en masse et systématiques des personnes appartenant aux ethnies associées au SLA et au JEM, sous l’impulsion du régime du président Omar el-Bechir.
Entre 2003 et 2008, les autorités soudanaises et les miliciens ont tué 200 000 personnes au moins, ciblant notamment les personnes issues pour l’essentiel des ethnies Four, Massalit et Zaghawa pour leur association imputée au SLA et au JEM, mais également pour des motifs racistes, dans le contexte de « l’arabisation » du Soudan mise en place par le régime islamiste.
Malgré la signature d’un accord de paix en mai 2006, le ciblage de civils s’est poursuivi à mesure que le conflit évoluait au gré des alliances et des succès militaires des autorités soudanaises. Le génocide au Darfour s’est déroulé tant au fusil des janjawids que sous les ailes des bombardiers Antonov de l’armée régulière, de telle sorte que l’implication indéniable des autorités soudanaises dans la commission du génocide a conduit la Cour pénale internationale (CPI) à délivrer un mandat d’arrêt contre le président Omar el-Bechir le 4 mars 2009 et le 12 juillet 2010 sur des chefs d’accusation de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre.
Omar el-Bechir ne s’est néanmoins pas rendu à La Haye et les massacres comme le conflit au Darfour se sont poursuivis. Le conflit a déplacé cinq cent mille personnes en 2014, les autorités soudanaises ont été accusées d’utiliser des armes chimiques à l’encontre de civils en 2016, des réfugiés ont été massacrés dans un camp du Darfour occidental en 2021. En dépit de la création de l’opération hybride de l’Union africaine et des Nations unies au Darfour (MINUAD) le 31 juillet 2007, la fragmentation du conflit entre différents acteurs de violence et la commission constante et impunie de crimes contre l’humanité a entretenu une situation de violence indiscriminée à l’encontre des civils bien avant l’éruption de la guerre civile du 15 avril 2023.
3) La reconnaissance du bénéfice de la protection subsidiaire avant la guerre du 15 avril 2023
Ces guerres ont ouvert, dès avant la der’ des der’ du 15 avril 2023, le bénéfice de la protection subsidiaire aux personnes provenant, par exemple, d’un des États du Darfour mais qui n’ont pu démontrer l’existence de craintes susceptibles d’être qualifiées de persécution selon la Convention de Genève du 28 juillet 1951.
La CNDA a jugé par une décision classée C du 3 juillet 2014, M. S, qu’un homme Borgo contraint de traverser le Darfour septentrional ou méridional pour rejoindre le Darfour Ouest serait contraint ainsi de traverser de nombreuses zones de combat avant de pouvoir regagner le centre de ses intérêts au Soudan. En revanche, la CNDA a jugé que les Borgo n’étaient pas persécutés en raison de leur appartenance ethnique et qu’en l’absence de motifs conventionnels, le statut de réfugié ne pouvait être reconnu au requérant. Ce n’est qu’à ce titre que l’examen du bénéfice de la protection subsidiaire était autorisé.
La jurisprudence classée est éparse, bien que la CNDA ait reconnu régulièrement le bénéfice de la protection subsidiaire dans des cas d’espèce ou qu’elle ait évoqué la situation sécuritaire à l’occasion de la reconnaissance du statut de réfugié d’un Soudanais originaire du Nil bleu, issu d’une famille d’opposants politiques dans une région faisant alors l’objet d’une campagne militaire pour « éradiquer la rébellion », au sein d’une décision classée C du 16 février 2016.
Ce premier tour d’horizon aura permis, espérons, d’éclairer la géographie de l’asile, d’un pays central depuis des années du système de la protection internationale. Le Darfour ou le Gondor du Seigneur des Anneaux semblent aussi familiers et tangibles l’un que l’autre. On pourrait même s’aventurer à dire qu’il est plus facile de situer Minas Tirith sur une carte qu’El-Fasher ou El-Geneina (l’auteur de ces lignes dit cela avec énormément d’affection pour le Seigneur des Anneaux). Les réfugiés soudanais ont besoin aujourd’hui qu’on se souvienne d’eux et qu’on respecte les épreuves traversées ici, durant l’exil et là-bas, au Soudan.
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